Je vous propose d’analyser quelques unes des critiques anarchistes les plus courantes contre le marxisme. Les questions que j’aborderai ici sont soulevées dans les travaux récents cités dans l’article vu précédemment (Anarchisme contre Marxisme).
Toutes ces questions ont été soulevées, le plus souvent pour la première fois, par Bakounine à l’époque où l’anarchisme était encore un mouvement naissant contrairement aux autres courants de gauche. Je me concentrerai donc essentiellement sur Bakounine et sur ses différences avec Marx dans le débat suivant. Tout en admettant que Bakounine n’est pas le seul interprète de l’anarchisme, je pense que son approche est pertinente pour plusieurs raisons :
(a) il est impossible de citer tout et tout le monde dans un court essai tel que celui-ci ;
(b) la scission entre Bakounine et Marx a marqué la naissance de l’anarchisme ;
(c) Bakounine demeure à ce jour l’anarchiste le plus lu, le plus cité et le plus admiré parmi la communauté anarchiste ;
(d) la plupart des critiques anarchistes faites à l’encontre du marxisme proviennent de Bakounine et ces critiques sont toujours d’actualité à tel point qu’il est désormais possible de les remettre en question. Il est possible de remettre en question les préconceptions anarchistes actuelles sur le marxisme et d’entamer une véritable discussion.
Comment les anarchistes perçoivent-ils la scission entre le marxisme et l’anarchisme? Quelles sont leurs revendications?
Voici les croyances prédominantes chez les anarchistes :
1. Les marxistes croient en la création d’un “État du peuple” ou d’un “État ouvrier”. Les anarchistes croient en l’abolition de l’État.
2. “Les anarchistes rêvent d’une société dans laquelle les décisions seraient prises par les gens qui la peuplent”. Au contraire, le marxisme veut nommer “plusieurs maniaques de la discipline tirant les ficelles d’une “dictature du prolétariat” pour diriger cette société.
3. Marx était un “déterministe économique” ; Bakounine a insisté sur “les facteurs psychologiques et subjectifs qui rentrent en compte”. Le marxisme représente l’égo des intellectuels qui tentent de tout faire correspondre à leur “théorie de la complexité byzantine”, le matérialisme dialectique, qui est au mieux “objectivement inutile” et qui permet aux leaders marxistes de “garder le contrôle sur le mouvement”.
4. Les anarchistes pensent que les organisations révolutionnaires devraient être ouvertes, égalitaires et totalement démocratiques. Les marxistes préconisent en revanche une “direction hiérarchisée et assoiffée de pouvoir” comme le font les partis avant-gardistes et les partis démocrates centristes.
5. La première scission entre les factions menées par Bakounine et Marx au sein de l’Association internationale des travailleurs a été causée par la question de l’autoritarisme. Marx et Bakounine ont été exclus de l’International suite à de fausses accusations simplement parce que Bakounine s’est opposé au règne dictatorial et centralisé de Marx sur l’International.
6. Le marxisme est “autoritaire”. L’anarchisme est “libertaire”.
Qu’en est-il de ces critiques?
1. L’État du peuple
Il ne vous semble peut-être pas surprenant que l’on attribue communément ce concept à Marx vu le nombre de “Républiques du peuple”, d’ “États ouvriers”, etc qui se considèrent “marxistes” dans le monde d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse des léninistes qui s’inspirent de ce concept ou des anarchistes qui le critiquent, ils ne semblent pas être conscients que ce concept n’apparaît dans aucun écrit de Marx. Au contraire, celui-ci le rejetait ouvertement (il n’y a qu’à se rapporter à sa Critique du programme de Gotha pour s’en rendre compte).
Les méthodes de Bakounine consistaient à accuser Marx fréquemment de prôner l’“État du peuple” (cf par exemple Dolgoff, ed., Bakounine sur l’anarchie, Vintage, 1972). Ces accusations, qui n’étaient corroborées par aucune preuve (vérifiez les sources et voyez si Bakounine propose une seule citation pour appuyer ses propos) et qui, en vue des critiques véhémentes et explicites de Marx et d’Engels contre ce concept, ne sont qu’une invention délibérée de Bakounine. Plusieurs générations d’anarchistes ont cru aux affabulations de Bakounine à ce sujet sans se donner la peine de chercher des preuves pouvant appuyer ces dires.
L’opinion de Marx et d’Engels sur l’État était bien différente de celle que Bakounine leur reprochait bien qu’elle comporte certaines ambiguïtés et critiques. Marx s’explique d’ailleurs de façon très détaillée dans “La Guerre Civile en France” mais aussi dans plusieurs autres œuvres. Marx avait prédit que le prolétariat se servirait de l’État pour renverser la bourgeoisie lors de la révolution : “pour parvenir à la libération, elle utilise des moyens qui seront rejetés après la libération”. (Marx, Synthèse d’État et Anarchie par Bakounine, 1874-75). Après avoir détrôné la bourgeoisie, l’État n’était plus nécessaire.
Marx a fait remarquer que l’idéologie de la commune de Paris était très proche de la sienne ; Bakounine était également très enthousiasmé mais continuait tout de même à accuser Marx d'avoir des opinions divergentes. D’autres anarchistes ont également suivi les théories absurdes de Bakounine. Par exemple, l’écrivain anarchiste Arthur Mueller Lehning a affirmé : “Quelle ironie de l’histoire : en réalité Marx a approuvé un programme qui suivait la tendance anti-autoritaire au moment même où le conflit entre les autoritaires et les semi-autoritaires avait atteint son apogée au sein de l’International…”
La commune de Paris ne ressemblait en rien à l’État socialiste de Marx et s’identifiait davantage à l’idéologie de Proudhon et aux théories fédéralistes de Bakounine. La Guerre Civile en France est en contradiction totale avec les écrits de Marx sur la question de l’État (Bakounine sur l’Anarchie).
Ce sont deux pensées cruciales. Les principaux travaux de Marx sur l’État sont apparemment en “contradiction totale” avec “tous” ses écrits sur l’État.
À quels écrits sur l’État Lehning fait-il donc référence? Nous n’en savons rien parce qu’il ne nous le dit pas. Comme toujours lorsqu’il s’agit de polémiques anarchistes, nous devons le prendre au mot. Lehning ne parle certainement pas de la Pauvreté de la philosophie, publiée en 1847, ni du Manifeste communiste, publié en 1848, ni de la Critique du programme Gotha, publiée en 1875, ni même des lettres privées rédigées par Marx à l’époque de la publication de La guerre civile en France en 1871. Dans ces derniers, Marx affirme que l’État est incompatible avec le socialisme. Ils concernent la plupart des écrits de Marx sur l’État, peut-être même tous ses écrits. Mais Lehning, ainsi que Bakounine, Dolgoff, Arvich, Brothers, Murtaugh,… sont restés méfiants. Quelque part, dans un monde mythique connu seulement des anarchistes, on peut découvrir les véritables opinions de Marx concernant l’État, l’ “État du peuple de Marx” (Bakounine sur l’anarchie, p.318) qui est tout à fait identique à “l’État aristo-démocratique de Bismarck” (Bakounine sur l’anarchie, p.319).
Comment réfuter un “argument” qui, sans la moindre preuve (à l’exception de ses prédispositions raciales car “en tant allemand juif, il (Marx) est autoritaire de la tête aux pieds” – Bakounine en 1872) et sans la moindre citation, attribue des idéologies et des concepts à Marx qui les réfute alors à son tour.
Deux options s'offrent à vous : soit vous avalez tous ce que racontent Bakounine, Dolgoff et compagnie sur, disons, la foi, car ce sont des anarchistes, soit vous choisissez la voie de l’intégrité intellectuelle et essayez de découvrir les opinions de Marx et d’Engels sur l’État en lisant ce qu’ils ont à en dire.
Si vous choisissez la deuxième option, vous pouvez commencer par lire la lettre d’Engels destinée à Bebel qui date de mars 1875 dans laquelle il affirme qu’ “il est parfaitement absurde de parler d’un État populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l'État, ce n’est point pour la liberté mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l'État cesse d'exister comme tel. Aussi, proposerions-nous de mettre partout à la place du mot État le mot Communauté (Gemeinwesen), excellent vieux mot allemand, répondant au mot français Commune.”
Bien entendu, il est possible de dire que la façon dont le prolétariat se sert de l’État durant la courte période de transition est dangereuse et peut résulter à la mise en place d’un État permanent. Il faut cependant remarquer que Bakounine a lui-même imaginé une forme d’État post-révolutionnaire comprenant des élections, des députés, un Parlement, un comité exécutif et une armée. (Bakounine sur l’anarchie, p.153). Les anarchistes se font curieusement très discrets à ce sujet.
Néanmoins, le fait est qu’en réalité, les inquiétudes exprimées par Bakounine sur l’éventuel déclin de la révolution se sont avérées être fondées. Marx, quant à lui, a omis de prendre suffisamment en considération les dangers que représente cette menace pour toutes les révolutions futures. Toutefois, cette critique, doit être définie de plusieurs façons. Elle se différencie nettement des revendications de Bakounine et des anarchistes selon lesquels le marxisme était une théorie visant à rendre la société dépendante de l’État.
2. La dictature du prolétariat
Un autre sujet étroitement lié concerne cette fois la dictature du prolétariat, l’un des termes les plus utilisés et les plus mal interprétés du courant marxiste. La question de la transition entre le capitalisme et le socialisme, et du point de vue de Marx à ce propos, est extrêmement délicate et ne peut pas être résolue en quelques paragraphes. L’objectif ici est tout simplement de récuser les interprétations les plus grotesques de ce terme, encouragées par son appropriation par les Bolsheviks et par le fait que la signification du mot “dictature” est bien différente aujourd’hui qu’à l’époque de Marx. Dolgoff le voit ainsi : à l’époque, “la signification du terme 'dictature' était plutôt imprécise et était employé par les socialistes du 19ème siècle pour désigner tout simplement l’influence prédominante d’une classe sur les autres, comme dans la “Dictature du prolétariat” de Marx.
Ou, pour être plus précis, la dictature du prolétariat sous-entend le “règne du prolétariat en tant que classe sociale et la suppression de la bourgeoisie en tant que classe sociale. Cette dictature est parfaitement compatible avec (et présuppose) une démocratie des plus strictes au sein des classes moyennes. Cette brève présentation du concept marxiste, et de la façon dont il diffère du concept léniniste de la dictature, est extraite de la polémique de Rosa Luxembourg de 1918 contre les bolsheviks :
“Nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué le dur noyau d'inégalité et de servitude sociales qui se cache sous la douce enveloppe de l'égalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l'enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d'un contenu social nouveau.”
“Mais la démocratie socialiste ne commence pas seulement en terre promise, quand aura été créée l'infrastructure de l'économie socialiste, à titre de cadeau de Noël pour le bon peuple qui aura entre-temps fidèlement soutenu la poignée de dictateurs socialistes. La démocratie socialiste commence avec la destruction de la domination de classe et la prise du pouvoir par le parti socialiste. Elle n'est pas autre chose que la dictature du prolétariat.”
“Parfaitement : dictature! Mais cette dictature consiste dans la manière d'appliquer la démocratie, non dans son abolition, dans des interventions énergiques, résolues, dans les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise, sans lesquelles la transformation socialiste ne peut être réalisée. Mais cette dictature doit être l'oeuvre de la classe et non d'une petite minorité dirigeante, au nom de la classe, autrement dit, elle doit sortir pas à pas de la participation active des masses, être sous leur influence directe, soumise au contrôle de l'opinion publique, produit de l'éducation politique croissante des masses populaires.” (Rosa Luxembourg, La Révolution Russe)
3. Le déterminisme économique
La question du matérialisme marxiste et de son intérêt dans les rapports de production est encore une fois très délicate et ne peut pas être traitée de façon satisfaisante dans un article aussi bref. À ce stade, il nous est seulement possible d’affirmer que cela pose des problèmes difficiles qui devront être sérieusement analysés. Cependant, même si une remise en cause de la théorie marxiste et des contradictions qui en ressortent est prévue, il est important de souligner que les portraits anarchistes traditionnels et les critiques qui en sont faites sont des idées fausses mal renseignées qui ne contribuent guère au débat. Par exemple, Marx n’était pas un sympathisant de l’économie déterministe ; il rejetait d’emblée l’économie déterministe mais aussi ce qu’il appelait le matérialisme “brut”. Il n’a pas tenté de réduire tous les phénomènes à de simples phénomènes économiques ; il suffit de lire quelques uns de ses travaux politiques pour s’en apercevoir.
Selon Engels, “d'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde.”
Toutefois, certains anarchistes comme Paul Avrich ont leur propre opinion sur “ce que Marx voulait réellement dire”. Voyez la façon dont Avrich différencie crûment le point de vue de Marx de celui de Bakounine : (Bakounine) “n’accepte pas que les changements sociaux dépendent de l’évolution de conditions historiques ‘objectives’. Il croyait au contraire que l’Homme était maître de son propre destin…”
Il est malheureux qu’Avrich n’ait jamais lu, par exemple, la troisième thèse sur Feuerbach : “La doctrine matérialiste (de Feuerbach) qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué.”
Ou la Famille Sainte : “L’Histoire ne fait rien, elle ne possède pas ‘d’immenses richesses’, elle ne mène pas de batailles cruciales’. Ce sont les hommes, ces hommes réels et vivants, qui s’en chargent. Ce sont eux qui possèdent ces richesses et qui mènent ces combats. L’ ‘histoire’ ne se sert pas des hommes pour parvenir à ses propres fins comme si elle était un individu à part entière. L’Histoire n’est rien de plus que l’activité d'hommes qui souhaitent parvenir à leurs propres fins.”
4.5.6. La nature de l’organisation révolutionnaire ; de l’autoritarisme et du libertarianisme.
Ces questions sont encore une fois très délicates : il est impossible de rendre justice aux points de vue de Marx et de Bakounine dans un article court et assez polémique. Il vise à remettre en cause certaines idées reçues plutôt que d’analyser et de critiquer leurs idées et pratiques de manière rigoureuse et détaillée.
Il faut tout d’abord comprendre que les idées de Marx et de Bakounine, telles qu’ils les ont exposées dans leurs travaux sont, à certains égards, contradictoires. Aucun d’eux ne s’est montré totalement cohérent tout au long de sa vie. Ensuite, leurs pratiques ne concordaient pas toujours avec ce qu’ils préconisaient et ils n’ont pas toujours été à la hauteur des standards qu’ils ont mis en place. Tous deux faisaient parfois preuve d’arrogance et d’autoritarisme.
Il est néanmoins possible d'élaborer un squelette des idéaux de Marx et de Bakounine au travers de leurs écrits et de leurs pratiques.
Je précise qu’une analyse méticuleuse de cette question permet de déduire les points suivants :
1. Bakounine a délibérément déformé et falsifié les points de vue de Marx sur les questions qui faisaient l'objet du différend.
2. Les accusations qui ont mené à l’expulsion de Bakounine de l’ “International” et qui le rendaient responsable de diriger une société secrète qui avait pour but d’infiltrer et de renverser l’International, étaient fondées. (Étant donné que cette version des faits a été validée par la plupart des historiens, je ne m’attarderai pas sur ce point. Cf l’exemple de l’ “Anarchisme” de Woodcock p.168 ou l’article de Aileen Kelly du 22 janvier 1976 extrait du “New York Review of Books).
La seule chose importante que je me dois de souligner ici concerne les structures fédérales “autoritaires” de l’International contre lesquelles Bakounine avait violemment protesté en 1871 et en 1872. Elles avaient été instaurées au sein de l’International peu avant, non à l’initiative du conseil général dont Marx était membre mais à celle des sympathisants de Bakounine qui ont bénéficié du soutien sans faille et de la participation active de Bakounine. Ce n’est qu’après avoir manqué à prendre le contrôle des structures de l’International que Bakounine a subitement découvert leur caractère “autoritaire”.
3. Il est plus juste d’accuser Bakounine d’avoir des points de vue autoritaires et dictatoriaux que Marx.
J’ai mis en évidence plus haut les mauvaises interprétations délibérées de Bakounine concernant les points de vue de Marx sur l’État. Bakounine était obsédé par l’idée que tous les allemands partageaient des points de vue autoritaires identiques et attribuait constamment à Marx les points de vue de plusieurs de ses ennemis jurés, tels que Bismarck et Lasalle. Cette tactique rendait Marx furieux. Depuis le début, Bakounine a affirmé dans un grand nombre de ses écrits contre Marx que celui-ci doit forcément être autoritaire car il est à la fois allemand et juif. Ceux-ci sont, par définition, autoritaires et étatistes (à cause d’une rédaction trop sélective, ces propos n’apparaissent pas évidents dans l’anthologie de Bakounine par Dolgoff). Bakounine est même allé plus loin en affirmant que Marx préparait un complot international avec Bismarck et Rothschild. De telles accusations ne sont certes pas dignes d’une réponse, mais elles permettent toutefois de comprendre qu’il est nécessaire de considérer les “faits” et arguments avancés par Bakounine avec la plus grande prudence.
Un mépris similaire pour les règles de preuve les plus basiques, sans parler des règles de politesse, ont protégé la plupart des polémiques de Bakounine au sujet de Marx. Il a porté des accusations contre Marx à maintes reprises, affirmant que celui-ci préconisait une “dictature universelle” et qu’il croyait en un socialisme qu’il aurait édicté du début à la fin. Il a ignoré les déclarations qu’a faites Marx tout au long de sa vie : “l’émancipation des classes ouvrières ne peut être le fruit que du travail des classes ouvrières elles-mêmes” mais également son opposition infaillible à l’État. Bakounine n’a jamais tenté d’appuyer ses accusations avec des faits et des citations. Dans les caricatures de Bakounine sur les points de vue de Marx, la seule “version” du marxisme à laquelle les marxistes ont pris la peine de se familiariser, les lecteurs ne trouveront même pas une seule citation parmi la confusion hystérique d’accusations délirantes et injustifiées de Bakounine. Il n’y en a réellement aucune.
Pire, ces anarchistes accusent Marx de prôner un “centralisme démocratique” et un “parti avant-gardiste”. Doit-on réellement préciser que ces concepts ont été instaurés bien après le décès de Marx, que Marx n’a jamais été membre d’une organisation qui préconise ces pratiques, qu’il s’opposait systématiquement aux petites sectes conspiratrices de l’époque, qu’il n’a accepté de rejoindre la Ligue Communiste qu’à condition qu’elle renonce à son organisation fermée et non démocratique, qu’il a toujours violemment refusé les récompenses ou titres que les socialistes de l’époque ont tenté de lui décerner?
Avons-nous oublié que l’un des thèmes principaux des critiques de Bakounine contre Marx concernaient la fascination de ce dernier pour les politiques conspiratrices, manipulatrices et sectaires?
Il existe, pour ceux qui croient aux contes de fée anarchistes, de nombreuses preuves qui confirment que Bakounine soutenait les mêmes idéaux “autoritaires” qu’il attribuait effrontément à Marx. Pour tous ceux qui chercheraient des preuves de ces penchants pour les politiques dictatoriales et machiavéliques trouveront de nombreux documents parmi les travaux de Bakounine et non parmi ceux de Marx (cela ne signifie pas que Bakounine a toujours tenu les mêmes discours, on peut rencontrer de graves contradictions dans ses écrits qui révèlent chez lui une certaine bipolarité).
Le soutien de Bakounine pour un État post-révolutionnaire, qui conserve les modèles de l’État pré-révolutionnaire comme les élections, le Parlement, l’armée, etc., a été mentionné ci-dessus et se trouve par exemple dans Bakounine sur l’Anarchie, p.153. De même, malgré son opposition véhémente à toute forme d’action politique indépendante menée par la classe ouvrière, il soutient dans ses lettres à la fois les actions politiques, le soutien pour les classes ouvrières et des actions au nom des partis politiques bourgeois (cf par exemple Bakounine sur l’anarchie, p.219). Dans d’autres écrits, il invite les anarchistes à être candidats au Parlement (Bakounine sur l’anarchie, p.218).
Ces déclarations ne sont pas non plus dues à la naïveté de sa jeunesse qui sert souvent d’excuse pour ses absurdités les plus choquantes, comme par exemple les appels qu’il a adressés au Tsar quand il est était “jeune” (à 35 ans) pendant que Marx, de 4 ans son cadet, prônait une révolution visant à renverser l’État. Non, ces discours, et bien d’autres, ont été prononcés en privé au moment même où Bakounine proclamait publiquement son opposition au marxisme qui encourage les classes ouvrières à mener des actions politiques et qui prône une dictature temporaire du prolétariat pour la période qui a suivi la révolution.
Il faut également différencier le discours de Bakounine au sujet de la future société anarchiste (“de chacun selon ses moyens, à chacun selon son travail”) de celui de Marx qui s’en tenait à des principes bien plus radicaux “de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins”.
Ne considérez pas non plus les règles de l’alliance internationale de Bakounine comme un simple caprice mais plutôt comme une organisation à laquelle il faisait allégeance durant la première alliance. En voici quelques extraits, écrits en 1869 : “il faut absolument qu’en période d’anarchie populaire, qui sera la vie même et l’énergie de la révolution, l’unité que forment la pensée et l’action révolutionnaires incarnent une seule et même organisation. Celle-ci devra être l’association secrète et internationale des frères internationaux…”
“… la seule chose qu’une société secrète bien organisée peut faire est d’assister à la naissance de la révolution en diffusant auprès des masses populaires l’idéologie correspondant à l’instinct des masses et d’organiser, non pas l’armée de la révolution (cette armée doit toujours être le peuple) mais un Personnel Général de la révolution composé d’individus dévoués, énergiques et intelligents qui seraient avant tout des amis du peuple, sincères, et non pas vains et ambitieux. Ils seraient capables de servir d’intermédiaires entre l’idéologie révolutionnaire et les instincts populaires.”
“Le nombre de ces individus ne devrait donc pas être très élevé. Une centaine de révolutionnaires dévoués et résolument unis devraient suffire au sein de l’organisation internationale présente dans l’Europe entière. Deux ou trois cents révolutionnaires devraient suffire pour une organisation qui s'est développée dans le plus grand de ces pays.”
Marx explique cette idée libertaire de son point de vue autoritaire : “Affirmer qu’une centaine de frères internationaux doivent ‘servir d’intermédiaires entre l’idéologie révolutionnaire et les instincts populaires’ revient à créer un fossé insurmontable entre l’idéologie révolutionnaire de l’Alliance et les masses prolétaires ; cela revient à déclarer que cette centaine de gardes ne peut être recrutée qu’au sein des classes privilégiées.”
Lorsque l’on compare les idéaux de Bakounine et de Marx, il est difficile de se rappeler que Marx, et non pas Bakounine, est censé être le fondateur du “marxisme-léninisme” et que Bakounine, et non pas Marx, est censé être le fondateur de l’ “anarchisme”.
Les tendances autoritaires de Bakounine se révélèrent être des plus extrêmes à l’époque où il scinda l’international. C'est l’époque à laquelle il s’est associé au tristement célèbre Netchaïev. La plupart des sources anarchistes considèrent cette période comme une étape absurde de la vie de Bakounine et, en effet, il répudia Netchaïev lorsqu’il découvrit la véritable nature de ses activités.
Mais le fait est que Bakounine s’était bel et bien associé à Netchaïev et rédigé plusieurs tracts, sous l’influence de Netchaïev, qui prônaient une approche despotique et machiavélique de la révolution bien plus grave que les accusations qu’il avait faites contre Marx. La paternité des écrits en question a été sujette à controverse. Toutefois, le point essentiel est que Bakounine a autorisé la publication de ces tracts sous son nom et a activement soutenu leur distribution tout en sachant qu’ils portaient son nom.
Dans ces tracts, Netchaïev et Bakounine prônent un tout nouvel ordre social, qui doit être instauré “en remettant tous les moyens offerts par l’existence sociale entre les mains de Notre Comité et en proclamant le travail physique obligatoire pour tous”, la résidence obligatoire en dortoirs communs, des règlements pour le nombre d’heures de travail, l’alimentation des enfants, etc…
Marx l’explique ainsi par son point de vue “autoritaire” : “Quel bel exemple de communisme de chambrée ! Vous avez tout : des repas en commun, des dortoirs en commun, des experts et des bureaux qui règlementent le système éducatif, la production, la consommation, en un mot toutes les activités sociales. Et pour couronner les tout, Notre Comité, anonyme et méconnu de tous, représente le dictateur souverain. Ceci est, en effet, le plus authentique des régimes anti-autoritaires…”
Lorsque l’on observe en détail l’opinion de Bakounine sur l’autorité et la révolution, il est difficile d’être en désaccord avec les déclarations de Marx et d’Engels selon lesquelles Bakounine et ses sympathisants employaient le terme “autoritaire” pour désigner un statut qui ne leur plaisait pas. L’étiquette “autoritaire” leur permettait à l’époque d’éviter toute question politique, comme le font encore aujourd’hui les libertaires.
Le fait est que toute autorité n’est pas à rejeter ; dans certains cas, l’autorité est nécessaire et inévitable. Selon Engels, “Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit, c’est l’acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est”.
Une certaine forme d’autorité, telle qu’une structure pour la prise de décision, est nécessaire pour toute forme d’interactions, de co-opérations ou d’organisations sociales et non individuelles. Dans une société socialiste, la prise de décisions est toujours primordiale, ces décisions reflèteront nécessairement la volonté, et l’autorité, de la majorité. Ce n’est pas une violation de la collectivité, mais une part importante de celle-ci. Dire qu’il faut rejeter toute forme d’autorité, comme le font la plupart des anarchistes, même les formes d’autorités qui sont communément acceptées ou même celles qui résultent de prises de décisions démocratiques, revient à vanter minoritairement chacune de ces règles ou à restaurer la forme de capitalisme de marché libre la plus pure, comme le préconise le droit “libertaire”.
Aucune discussion sur le “consensus”, sur l’autonomie des autorités locales ou sur les initiatives individuelles ne pourra changer les faits. Il n’est pas toujours possible d’arriver à un consensus car tout le monde n’est pas forcément d’accord. Un processus de prise de décision devient alors nécessaire et, s’il est démocratique en plus de cela, cette minorité pourra se transformer en majorité. L’autonomie et les initiatives individuelles auront toujours le plus gros avantage mais cela ne change en rien le fait que l’autorité de la majorité l’a emporté sur cette question.
Un autre aspect de la personnalité de Bakounine doit être analysé car, tout comme son opinion peu marquée sur l’autorité, il fait néanmoins toujours partie du mouvement anarchiste. L’analyse des opinions de Bakounine ainsi que de ses points de vue et pratiques anarchistes constitue une phase délicate et révèle son penchant pour la violence, pour la destruction et l’action sans but précis. Elle indique également une méfiance de la logique, de l’intellect et du savoir ainsi qu’une tendance à soutenir des organisations conspiratrices et étroitement contrôlées. Le plus souvent, ses penchants restent insignifiants par rapport à ses instincts (et ceux de ses successeurs) qui sont en réalité libertaires et humanistes.
Durant la période pendant laquelle Bakounine était encore associé à Netchaïev, qui ne fut attiré que par le côté sombre de Bakounine, les opinions de Bakounine prirent la même direction que celle de Netchaïev. Puis, une fois qu’il a pris conscience, en pratique, de ce côté sombre en la personne de Netchaïev, Bakounine, horrifié, est revenu sur sa décision de s’associer avec Netchaïev. Cependant, comme nous le fait remarquer Aileen Kelly, “Bakounine a tout de même réussi à prendre en compte les infamies de Netchaïev dans ses délires, qualifiant auprès de ses amis abasourdis les méthodes de Natchaïev comme étant “pures” et “saintes”. Natchaïev, face à l’apathie des masses et des intellectuels russes, n’a pu trouver d’autre moyen que de contraindre ces derniers à forcer les masses à déclencher une révolution. Selon Bakounine, un tel raisonnement serait, hélas, fortement justifié.”
Kelly ajoute : “Cette déclaration grotesque de Netchaïev est très révélatrice. À l’époque où l’écart entre les tendances empiriques et idéalistes de l’homme était bien trop important, Bakounine en conclut, à contre coeur, que si les hommes refusaient de se libérer, les personnes ne leur voulant que du bien devraient les libérer malgré eux.”
Bakounine a tout de même le mérite d’avoir constamment lutté contre les implications de cet aspect de sa pensée. Bien qu’il ait toujours été fasciné par tous ces “raccourcis révolutionnaires”, il s’est toujours efforcé de rester loyal envers ses instincts libertaires et c’est cet aspect de sa vision exceptionnellement polarisée qu’il nous a laissé en héritage. Le mouvement anarchiste qu’il a engendré a également été frappé par la même polarité, d’un côté par les tensions entre le véritable libertarisme et de l’autre par son irrésistible attrait pour l’anti-intellectualisme, le terrorisme et les complots. Le mouvement anarchiste doit désormais en venir aux prises avec l’héritage ambigu de Bakounine et pour ce faire, il doit également se réconcilier avec Marx.
Publié dans La Menace Rouge, Vol. 2, No. 2, printemps 1978, et accompagné d'un autre article intitulé Anarchisme contre Marxisme.
También disponible en español: Bakunin vs. Marx.
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Anarchisme contre Marxisme